La Chine a récemment annoncé qu’elle accordait à nouveau aux étrangers la possibilité d’enregistrer des noms de domaine nationaux (.cn). Ce communiqué nous donne une occasion de vous parler d’une forme de cybersquatting peu connue affectant la Chine et plus particulièrement les sociétés étrangères qui courtisent une clientèle locale.
Dans les films à suspens, on nous présente souvent la figure d’un enquêteur torturé obligé de se plonger dans l’esprit des criminels qu’il traque. Toutes proportions gardées, en matière de cybersquatting, le juriste opiniâtre se surprend parfois à estimer ses chances de succès en imaginant ce qui peut se passer dans l’esprit des cybersquatters.
L’astuce et la créativité qu’on décèle chez ces derniers forcent souvent le respect – nous leur rendons bien.
Au fil des dossiers, notre cabinet a rencontré bien des affaires hors normes. Parmi elles, une forme de cybersquatting assez particulière impliquant la phonétique.
Les faits :
- La surveillance d’une marque internationale (que nous nommerons belle-marque) dévoile la création d’un site internet contrefaisant. Le site est rédigé en langue chinoise (mandarin), il propose des services concurrents et reproduit des visuels du titulaire de la marque. Son éditeur est visiblement localisé en Chine.
- Le nom de domaine qui active ce site (que nous nommerons piaoliang-de-shangbiao.com) est enregistré en .com. Il ne présente pas de sens immédiatement perceptible pour un usager non sinophone. Les tentatives de traduction vers le mandarin, le cantonnais ou d’autres langues asiatiques usuelles ne donnent aucun résultat.
- Le titulaire de la marque souhaite faire rapidement cesser l’atteinte, en raison du détournement de sa clientèle chinoise.
Comment satisfaire son client dans une configuration pareille ?
La syntaxe de la marque « belle-marque » n’est clairement pas similaire à celle du nom de domaine piaoliang-de-shangbiao.com. Par conséquent, le recours à une procédure arbitrale de type UDRP (connue pour sa rapidité) sera inadapté (critère de similitude/identité non vérifié).
Une procédure judiciaire en Chine précédée d’une mise en demeure semblent la seule issue, mais elles impliquent différents désagréments pratiques (coûts, délais, risques de cyberflying). La partie n’est pas gagnée.
Mais comme dans les romans noirs, nous n’abandonnons pas notre proie aussi facilement et décidons de revenir une fois de plus sur les lieux du crime.
Nous tournons et retournons le nom de domaine sous toutes ses coutures pour en dégager une explication : quel est donc le sens de l’expression piaoliang-de-shangbiao ?
Enfin, un nouvel indice se profile au hasard d’une recherche sur des moteurs de traduction : l’existence du Hanyu pinyin.
Le Hanyu pinyin n’est pas un langage ni réellement un dialecte mais un système de romanisation (transcription phonétique en écriture latine) du mandarin. Ce système a été créé afin de rendre accessible l’écriture de la langue chinoise en utilisant des caractères d’écriture romains plutôt que des sinogrammes chinois.
En explication :
- ce système prend pour base la prononciation phonétique d’un mot chinois
- ses règles définissent comment convertir chaque son en groupe de lettres romaines
De cette manière, une personne qui n’a pas mémorisé les 3 à 5000 sinogrammes chinois courants mais qui parle le chinois et connait le Hanyu pinyin (signifiant littéralement : « épeler les sons de la langue des Hans ») peut écrire le chinois.
Pour en revenir à notre affaire, nous ne mettons pas longtemps à passer notre nom de domaine à l’épreuve du Hanyu pinyin. Les amateurs de polars devineront la suite : piaoliang-de-shangbiao est l’écriture Hanyu pinyin des sinogrammes qui signifient « belle-marque » en mandarin ! En simplifiant, nous avons affaire à un cas de phono-squatting.
Cette déduction relance l’enquête, mais ne la résout pas encore : même si piaoliang-de-shangbiao et belle-marque ont le même sens, peut-on dire que ces expressions sont similaires ? Et – c’est ce qui nous intéresse – similaires au sens des règles d’UDRP ? Pas évident !
Les principes UDRP exigent que le nom de domaine qui fait l’objet d’une plainte soit au moins « semblable au point de prêter à confusion, à une marque de produits ou de services sur laquelle le requérant a des droits« .
Revenons-en aux fondamentaux : quels sont les cas de similitude reconnus en UDRP ?
La similitude littérale (comparaison des caractères d’écriture) est la plus courante dans les cas d’UDRP
ex : belmarqu est littéralement similaire à belle-marque
→ Dans notre cas, une comparaison littérale de piaoliang-de-shangbiao et belle-marque ne démontre pas de similitude littérale.
La similitude phonétique (comparaison des sons de la prononciation) est moins fréquente mais reconnue de jurisprudence constante en UDRP.
ex : bbailh-mahrk est phonétiquement similaire à belle-marque
→ Dans notre cas, une comparaison phonétique entre les deux signes ne dévoile pas plus de ressemblance.
Les similitudes par traductions directes (comparaison des caractères d’écriture après traduction) sont parfois admises lorsqu’un nom de domaine est la traduction directe d’une marque.
ex : pretty-trademark est considéré comme similaire à belle-marque
→ Dans notre cas, piaoliang-de-shangbiao n’est pas la traduction directe de belle-marque en mandarin (qui serait « 美丽的品牌 »), mais bien une traduction phonétique de la traduction chinoise de la marque belle-marque. On y perdrait son latin.
Bien décidé à ne pas baisser les bras, nous nous tournons vers la jurisprudence UDRP. A l’époque (début 2010), les décisions sur la question du Hanyu pinyin peuvent se compter sur les doigts d’une main¹.
Nous sommes dans une configuration où la marque « belle-marque » de notre client n’est similaire à piaoliang-de-shangbiao.com que sur un plan conceptuel. La situation est dangereusement éloignée des exigences écrites d’UDRP. De plus, notre client ne peut invoquer en Chine aucun enregistrement de marque » 美丽的品牌 » (qui serait la traduction directe en mandarin de l’expression « belle-marque »).
Notre flair nous fait toutefois espérer de réelles chances de succès si :
- nous parvenons à démontrer des droits d’usage de notre client, en Chine, sur le signe « 美丽的品牌 »,
- nous démontrons que l’expression 美丽的品牌 est très souvent mentionnée de paire avec la marque belle-marque.
Le client accepte de nous faire confiance en dépit des risques.
En plus de la rédaction de notre plainte, nous préparons une véritable étude d’usage des signes 美丽的品牌 et belle-marque sur le web sinophone.
L’examen de notre plainte nous donnera gain de cause. La commission administrative reconnaîtra effectivement une similitude entre les signes en se basant sur l’association entre la marque belle-marque et 美丽的品牌. Dès lors, la ressemblance sémantique et conceptuelle entre piaoliang-de-shangbiao et belle-marque devient bien plus évidente.
Le reste des critères d’UDRP étant bien plus évidents à démontrer, nous obtenons gain de cause pour le client qui se voit attribuer le nom de domaine piaoliang-de-shangbiao.com. Dossier bouclé !
Le phono-squatting à la mode Hanyu est un bel exemple de géo-délinquance : il cible efficacement un public sinophone tout en restant très difficile à détecter pour l’observateur (et l’auditeur) occidental.
En conclusion de cette histoire, nous encourageons les titulaires de marques et de noms de domaine à vérifier qu’un nom de domaine Hanyu pinyin (voire une marque Hanyu pinyin), ne se dissimulerait pas dans l’ombre de leur exploitation en Chine. Et si tel était le cas, de consulter leur Conseil en Propriété Industrielle le plus coriace.
D2009-0848 – Lego Juris A/S ./. Hu Liang/Dolego – sur dolego.com & dolego.net (hors problématique)
D2007-0934 Danfoss A/S ./. d7r9e1a1m/淄博丹佛斯测控仪表有限公司 sur danfosi.com (le requérant était titulaire de la marque en idéogrammes et le texte Hanyu était littéralement similaire à la dénomination du requérant)
NAF 113258 Hongdou Group ./. Ms. Li Li sur hongdou.com (Hanyu et marque littéralement identiques)